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Écritures et réécritures de soi : de l’état modifié de conscience au réaménagement de l’inconscient. Gilles Michel Ouimet. Article publié en 2018 dans la revue Transes, volume 1, numéro 3, pages 100-107.

 

 

Par l’idée d’écriture et de réécriture de soi, nous proposons de mettre en relief le processus naturel par lequel la participation aux événements de la vie se traduit par une saisie spontanée, sous forme de représentations mentales, du réel et de soi en tant qu’acteur au sein de ce réel. Cette écriture découle de la perception des événements et de la perception qu’une personne a d’elle-même et du rôle qu’elle joue dans la réalité de ces événements. Elle constitue une définition du soi en interaction avec le réel, définition qui s’élabore au fil des événements à partir du moment où ils sont vécus. Avec le temps et le recul, cette écriture se recompose sans cesse du fait que la mémoire de ces événements se transforme suite aux nouveaux épisodes superposés aux anciens de telle sorte que leur nature originelle peut graduellement se modifier et se déformer.

 

Cette distorsion survient également sous le coup d’émotions diverses et de relectures de la réalité qui, à leur tour, produisent d’autres émotions. Ce processus d’écriture et de réécriture de la définition et de la représentation de soi, toujours effervescent, survient aux niveaux conscient et inconscient. Au niveau conscient surgit la perception immédiate, puis le souvenir qu’il en reste et qui s’altère avec le temps. Dans les cas où il s’efface progressivement, il devient dès lors oublié, ou dit autrement, refoulé dans l’inconscient.

 

Enfin, la réécriture de soi s’accompagne d’émotions en même temps qu’elle est propulsée par des émotions et qu’elle produit elle-même des émotions. C’est lorsque le poids d’émotions négatives liées à cette réécriture devient trop lourd que des personnes sollicitent une aide psychothérapeutique.

 

Sous ses deux formes de la suggestion et de la transe, l’hypnose est d’un secours appréciable afin de favoriser un remaniement de l’écriture de soi propice à remplacer des émotions qui font souffrir par des émotions qui génèrent du bien-être. Dans certaines conditions, ces techniques peuvent côtoyer celles inhérentes au travail psychanalytique sur des problématiques émotionnelles ou relationnelles (conflits interpersonnels, états émotionnels ingérables, abandons, détresses, etc.).

 

Les techniques analytiques

 

À sa manière, dans la perspective freudienne (Karasu et Karasu, 2009 ; Laplanche et Pontalis, 1967 ; Meissner, 2009), l’analyste participe à la réécriture du sujet par son interprétation du sens que prennent dans la vie de celui-ci les événements, les comportements, les perceptions et les émotions. Il amène le sujet à revoir l’événement ou la réalité, passée ou actuelle, sous un autre angle qui fait pour lui un sens différent. Il l’amène à reconsidérer sa compréhension de cette réalité, c’est-à-dire le sens qu’il avait construit de cette réalité. S’ils sont inconscients, il favorise une conscientisation des conflits qui produisent des déchirements intérieurs. Il fait du sens avec la douleur consciente. Il fouille du regard le point aveugle, cette invisible fenêtre perceptuelle qui prend la forme par exemple d’une relation transférentielle chargée émotionnellement – la réexpérimentation avec un tel de quelque chose qui a été ou est vécu avec un autre en transposant sur lui une perception et l’émotion qui la sous-tend, ou d’une répétition compulsive – la persévération dans une solution devenue inadéquate dans l’espoir de réussir là où l’enfant avait jadis vaincu (Fenichel, 1945 ; De Mijolla et De Mijolla-Mellor, 1996).

 

Une fois révélées et mieux comprises l’ampleur et la portée d’un conflit émotionnel, ancien ou présent, dont une plus ou moins grande partie était inconsciente, prend place le travail de réparation dans lequel une solution nouvelle peut y être apportée, dissipant du coup les meurtrissures émotionnelles qui y étaient rattachées. Dans les cas de traumatismes, la réparation s’apparente à une guérison de blessures qui demeuraient vives. Par sa présence et son accompagnement bienveillant, l’analyste permet de dissoudre, sinon de contenir et de faire avec.

 

Il y a cependant des situations dans lesquelles des carences développementales donnent lieu à des structurations incomplètes de la personnalité. Trop d’absence de la mère ou de son substitut, trop d’instabilité, trop d’abandons, trop de violence, trop de parentification. Dans ces cas, l’enfant devenu adulte est inachevé. Il lui manque des instruments importants pour fonctionner dans la vie. En conséquence, la structure du moi s’avère déficiente (Kernberg, 1975, 1977). C’est l’alternance entre le besoin de fusion et l’angoisse d’abandon qui finit par être provoquée tant elle est insoutenable. C’est la perception de la réalité sur un mode binaire, clivée en tout bon et tout mauvais, et l’estime de soi régie par le couple idéalisation/dévaluation. C’est une introjection défaillante des interdits. C’est l’intolérance et l’impulsivité, la méfiance et l’insécurité. Les mécanismes d’adaptation sont remplacés par des stratégies dysfonctionnelles qui fragilisent une structure pourtant précaire. Ces choses qui manquent sont des outils fondamentaux.

 

Dans ces cas, en plus de réparer, l’analyste doit aider à parachever la construction du moi dans un travail d’éducation. La psychanalyse du moi vise ainsi à doter celui-ci des capacités nécessaires pour interagir avec la réalité extérieure et à transiger adéquatement avec les instances psychiques (surmoi et ça) sur la scène interne (Kernberg, 1984).

 

Les techniques hypnotiques

 

Si l’utilisation de la suggestion hypnotique s’apparente d’une certaine manière à celle de l’interprétation, elle en diffère en ce que l’interprétation propose une compréhension différente du vécu et du réel tandis que la suggestion n’explique pas, mais offre plutôt une lecture singulière des choses. Elle ne fait pas appel à l’intellect. Elle est affirmation et manipulation. Qu’il nous soit permis d’emprunter à Nathan (1993) la formule de « l’influence qui guérit ». C’est par exemple cette femme qui bénéficiait dans son travail d’un statut social élevé. Petit à petit, une consommation abusive d’alcool concomitante à une rupture conjugale lui fait perdre la garde de son enfant et c’est le déraillement : dépression sévère (détresse profonde), intoxication éthylique (fuite), tentatives de suicide (retournement de la rage contre soi), comportements hypersexualisés (recherche d’affection) et infractions criminelles (impulsivité).

 

Dans une séance, elle décrit la femme qu’elle était autrefois. Son travail professionnel exigeant produisait chez elle une fierté bien méritée. Elle voyait aux besoins de son enfant et de son mari. Elle était organisée, responsable et fiable. Elle était fonctionnelle. Elle conclut : « Cette fille-là, elle n’existe plus, elle est disparue. » Ce à quoi nous répondons : « Momentanément. Elle est disparue seulement momentanément. » Ce faisant, nous changeons le cours de la vie qu’elle porte en elle. Nous modifions la perception qu’elle a d’elle-même. Nous ne cherchons pas à expliquer pour quelles raisons qui échappaient à sa conscience elle a ainsi sombré, ce qui eut été le cas avec l’interprétation classique. Nous ponctuons plutôt sa dérive d’une suggestion dont l’objectif est de corriger sa trajectoire. De façon concise, cette suggestion consiste à refaçonner son écriture de soi : une représentation empreinte d’espoir qu’elle a d’elle-même au cœur des événements.

 

Ce qu’il y a d’hypnotique dans ces suggestion est le fait que les mots formulés ne font pas appel à la rationalité ni à la pensée consciente. Il n’y a là aucune démonstration. Ces mots proposent plutôt une image de soi autre à un moment favorable et précis. Parfois, une comparaison ou une métaphore peuvent produire le même effet. Dans tous les cas, il y a manipulation et influence qui amène à une autre perception de soi et, par conséquent, une autre définition de soi. Il en résulte une transformation de l’état de conscience et des composantes affectives qui y sont associées. Si ces ponctuations sont faites avec tact et au bon moment, des émotions différentes, que nous souhaitons positives, en découlent.

 

Un autre exemple est celui concernant garçon découragé par des échecs répétés, mais dont nous sentons qu’il n’a pas vraiment capitulé, et à qui nous disons : « Vous êtes un soldat qui vient de se faire blesser. Vous n’acceptez pas avoir été blessé. Vous êtes à l’infirmerie. Vous avez mal. Vous allez être soigné, vous allez guérir et vous allez partir rejoindre vos camarades. »

 

Ces suggestions et les réécritures de soi qui s’ensuivent sont comme l’eau de pluie qui pénètre graduellement dans la terre pour l’alimenter. Par accumulations répétées, elles s’installent dans la conscience puis, par érosion naturelle, elles tombent dans l’oubli. Petit à petit, l’inconscient se trouve enrichi de ces nouvelles couches d’écriture et ainsi réaménagé. Tout comme cet enfant qui jadis put recevoir une réponse correcte à ses besoins (affection, structure, stabilité, stimulation, etc.). Une fois adulte, il ne s’en rappelle plus ou peu. Mais il demeure nourri. Ce qu’il a reçu continue à opérer inconsciemment et à produire des effets permanents.

 

Deux derniers exemples proviennent d’œuvres cinématographiques. Dans le film La vita e bella (Benigni, 1997), l’enfant pourrait ne pas adhérer à la représentation du père qui transforme l’atrocité de la guerre en magie. Il choisit de s’en émerveiller et il est sauvé des cruautés qui l’entourent. D’autres enfants, qui auraient eu un père moins illusionniste, moins magicien, auraient vécu angoisse, détresse et désespoir. Ce père permet à son enfant de faire autrement avec. Il réinterprète la réalité en réécrivant l’histoire et la représentation de soi chez cet enfant. Dans le film 007 Spectre (Mendes, 2015), la réplique du personnage de M. White tient de la suggestion et de la réécriture de soi : « Vous êtes un cerf-volant qui danse dans un ouragan, M. Bond. »

 

Quant à la transe classique, elle sert à placer le sujet dans un lieu virtuel de sécurité et de pouvoir. On peut se servir de protocoles de suggestion, mais nous préférons faire appel à notre imaginaire qui procède d’une empathie et d’une communion avec le sujet, ce qui permet d’accéder à son inconscient, à son imaginaire propre. Une fois sur son terrain, nous créons pour lui un tableau, une expérience sensorielle bienfaisante.

 

Ce faisant, nous superposons de nouvelles perceptions et images aux anciennes. Nous ajoutons une expérience nouvelle à celles antérieures. Les situations explorées peuvent paraître anodines, mais elles n’en sont pas moins affligeantes. Comme cette femme d’affaire encore humiliée d’une chute à vélo qui lui avait valu le ridicule aux yeux de ses camarades. Comme ce danseur étoile encore mortifié d’une performance qu’il juge tout à fait piètre. Comme ce camionneur qui se languit suite au rejet qu’il subit de la femme qu’il aimait passionnément.

 

La transe permet de métamorphoser un état perceptuel. Elle propose un état second, à l’abri de la critique et du jugement, qui sache procurer une dose massive de bien-être. Un lieu que puisse habiter le sujet et dans lequel il puisse déployer les capacités qui l’habitent, mais dont il ignorait l’existence. Comme dans le rêve, sans se censurer, il peut faire appel à sa riche capacité imaginative et produire un état et une séquence d’événements de détente, de bonheur, de maîtrise et de contentement. Dans le rêve nocturne ou les rêveries diurnes, le sujet n’a pas le choix de la trame qui prend place dans son imaginaire. Dans la transe par contre, il devient le musicien qui répond au rythme et à la manière proposés par le chef d’orchestre. Il n’est plus livré à lui seul. Il est accompagné, soutenu, encouragé et stimulé à produire par lui-même, comme le musicien est celui qui engendre le son, un état exceptionnel et profondément bénéfique.

 

Ce faisant, l’accompagnateur intervient sur le terrain de l’écriture de soi et des émotions qui en découlent. Il inscrit, lors d’un état second qui se situe quelque part entre la veille et le sommeil, à mi-chemin entre le conscient et l’inconscient, dans un cours de la pensée flottante, une nouvelle représentation de soi. C’en est parfois une de capacité, ou de calme et de sérénité, ou de détermination. Toutefois, contrairement à la suggestion, cette réécriture s’effectue sans que le sujet en soit vraiment conscient. Plus proche de l’inconscient, elle s’enracine sous le sol, sans manière apparente, et réaménage ainsi l’inconscient en l’enrichissant par voie directe. Il arrive ainsi souvent que, malgré le bien-être ressenti au sortir de la transe, le sujet ne se rappelle plus trop la trame du récit dans laquelle il venait juste de naviguer avec son guide. Par la suite, sans le comprendre, le sujet se sent pourvu de nouvelles habiletés et compétences, ce qui en retour modifie la représentation et la définition du soi. Dans les meilleurs cas, ces nouvelles aptitudes demeurent acquises de façon consistante et soutenue.

 

C’est à cet égard une jeune femme qui devait faire des voyages dans un lieu précis, voyages qu’elle redoutait à juste titre et qui, après une transe longue et profonde, étaient devenus des voyages agréables dans lesquels elle avait réussi à surmonter les obstacles bien réels qui parsemaient sa route. Dans son cas, la capacité acquise lors de la transe ne s’était jamais perdu par la suite, ce qui rejoint l’idée de l’enracinement d’une réécriture de soi directement dans l’inconscient plus profondément que la suggestion elle-même ne pourrait le faire.

 

C’est aussi en derniers exemples ce pilote d’avion qui avait soudain peur du vide et qui retrouve le plaisir de nager dans l’espace ou cette mère de famille qui ne vivait plus tant elle était tourmentée par la maladie de son enfant et qui peut arriver à profiter du pouvoir d’une confiance réinstallée. Quelque chose de nouveau s’inscrit dans l’univers perceptuel du soi qui, s’il ne l’est déjà pas, deviendra sous peu inconscient et continuera à agir dans l’ombre. La définition de l’expérience du soi en est désormais renouvelée. La perception consciente et inconsciente de ce soi a muté. Il s’agit bien de la poursuite de la réécriture de soi dans un état modifié de conscience et d’inconscience.

 

Conclusion

 

L’interprétation est une inscription dans la représentation du sujet. Elle transforme la perception qu’il a de son histoire, des événements, des personnes, des liens de causalité. Elle lui permet de comprendre pourquoi il a mal. Elle lui offre la possibilité de penser et ressentir les choses autrement. La suggestion et la transe font vivre directement une expérience bienfaisante sans passer par l’intellect. Elles s’adressent directement aux émotions et aux sensations, au monde de l’éprouvé. Les deux sont utiles et nécessaires, mais pas au même moment ni de la même façon. Appuyées par la réparation, la reconstruction et l’éducation, elles n’en participent pas moins à la réédition du soi et au réaménagement de l’inconscient, enrichi des réécritures proposées et des expériences bénéfiques vécues dans un état second.

 

Bibliographie

 

Benigni, R. (1997).  La vita e bella. Œuvre cinématographique, Production italienne.

 

De Mijolla, A., De Mijolla-Mellor, S. (1996). Psychanalyse (5e éd. rév.). Paris : Presses universitaires de France, 2008.

 

Fenichel, O. (1945). La théorie psychanalytique des névroses. Tomes 1 et 2. Paris : Presses universitaires de France, 1974.

 

Karasu, T.B., Karasu, S.R. (2009). Psychoanalysis and psychoanalytic psychotherapy, in B.J. Sadock, V.A. Sadock, P. Ruiz (Éds) : Comprehensive Textbook of Psychiatry : Ninth Edition. Volume 2 (p. 2746-2775). Baltimore : Lippincott, Williams & Wilkins.

 

Kernberg, O.F. (1975). Borderline Conditions and Pathological Narcissism. New York : Jason Aronson.

 

Kernberg, O.F. (1977). The Structural Diagnosis of Borderline Personality Organization, in P. Hartocolis (Éd.) : Borderline Personality Disorders. New York : International Universities Press, 1979.

 

Kernberg, O.F. (1984). Les troubles graves de la personnalité : stratégies thérapeutiques. Paris : Presses universitaires de France, 1989.

 

Laplanche, J., Pontalis, J.B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : Presses universitaires de France, 1971.

 

Meissner, W.W. (2009). Classical Psychoanalysis, in B.J. Sadock, V.A. Sadock, P. Ruiz (Éds) : Comprehensive Textbook of Psychiatry : Ninth Edition. Volume 1 (p. 788-838). Baltimore : Lippincott, Williams & Wilkins.

 

Mendes, S. (2015). 007 Spectre. Œuvre cinématographique. Production américano-britannique.

 

Nathan, T. (1993). L’influence qui guérit. Paris : Odile Jacob.

 

 

Autres articles sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M. (2016). Une histoire de suggestion : le Paris-Dakar. Hypnose-Québec, 13 (2), 5-6.

 

Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose-Québec, 14 (1), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2017). L’imaginaire du clinicien et sa capacité hypnotique. Hypnose-Québec, 14 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2019). L’utilisation de l’hypnose dans un cas de douleur chronique. Hypnose-Québec, 16 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose-Québec, 17 (1), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’hypnose, c’est avant tout la relation. Hypnose-Québec, 17 (2), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2022). L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Hypnose Québec, 19 (1), 6-8.

 

Ouimet, G.M. (en préparation : 2023). L’hypnose ou l’expérience de la beauté. Hypnose Québec, 20 (1).

 

 

Atelier sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M., Douesnard, A. (2018). L’induction au service de la réparation et de la reconstruction psychique : convergences entre psychanalyse et hypnose. Atelier présenté au XXIe Congrès mondial d’hypnose médicale et clinique, Montréal.

 

 

 

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