ARTICLE
L’imaginaire du clinicien et sa capacité hypnotique. Gilles M. Ouimet. Article publié en 2017 dans le bulletin Hypnose Québec de la Société québécoise d’hypnose, volume 14, numéro 2, pages 3-5.
Faut-il rêver pour pratiquer l’hypnose clinique ?
Poser cette question en soulève une autre : l’hypnose clinique est-elle une technique ou un art ? La même dualité jalonne l’histoire de la psychologie, de la psychanalyse et de la médecine. Et aussi de la musique.
Lorsque je réécoute la version piano à quatre mains des sœurs Katia et Marielle Labèque du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky, il y a forcément des deux. Beaucoup de technique et une part certaine d’interprétation. C’est à Nadia Boulanger, avec qui il a étudié pendant quatre ans à Paris, que l’argentin Astor Piazzolla doit son exactitude métronomique. La beauté des danseurs de tango qui évoluent sur cette cadence provient de leur parfaite maîtrise de la technique et du rythme. Ici, le sublime procède de la virtuosité. Toutefois, l’interprétation par Glenn Gould des Variations Goldberg ne fait pas unanimité. On lui reprochera précisément une interprétation trop personnelle et trop loin de l’esprit de son compositeur, Jean-Sébastien Bach, tandis que d’autres loueront cette audace. Enfin, il y a des musiciens qui interprètent une œuvre d’une manière tellement respectueusement scientifique que leur jeu devient fade et dénué de sens. Il nous laisse froid. Leur interprétation est exacte, mais elle ne nous parle pas. À l’opposé, on aura toujours pardonné ses fausses notes à l’enfant chéri qu’était l’adorable Arthur Rubinstein car il savait constamment nous émouvoir, tout en respectant Chopin dans son essence même par exemple, lui qui jouait si bien de la science du rubato. Et même dans la musique minimaliste de Philip Glass et de Steve Reich il y a un savant dosage d’interprétation rythmique.
Art et science. Improvisation ou application rigoureuse de procédés techniques ? Il y a une certaine psychologie qui était jadis partie intégrante de la philosophie. En Amérique du Nord, elle n’a pas résisté à l’empire des sciences positives, laissant loin derrière elle une psychanalyse en déroute que d’aucuns qualifient de non scientifique. Pourtant... Pourtant, Freud insistait beaucoup sur la technique. Les outils que ses collaborateurs et lui nous ont légués sont des concepts finement ciselés qui se prêtent à l’observation clinique rigoureuse. Mais il en est un qui relève, lui, des processus de création (la psychanalyse utilise le concept processus primaires) : l’interprétation.
Lorsqu’un analyste interprète le sens caché d’un rêve, d’un comportement, d’un acte manqué (rappelez-vous le célèbre lapsus linguæ de Richard Nixon en 1974 devant le Congrès américain : I am a discredited president !), il se sert de sa capacité d’association libre et de son inconscient qu’il aura préalablement appris à sonder dans sa propre analyse. Il agit alors comme un créateur dont il est lui-même l’instrument essentiel. Tout comme le musicien qui a réussi à s’approprier une œuvre afin de nous la rendre avec sa coloration propre. C’est d’ailleurs ce que nous lui demandons. Nous exigeons toutefois de la justesse dans cette interprétation. Il en va de même pour l’analyste. Et j’ajoute : pour le praticien de l’hypnose.
Lorsque nous présentons à une personne une suggestion hypnotique, nous créons pour elle un espace sensoriel. Nous composons un tableau. Nous faisons appel à son imaginaire, à sa propre capacité de visualiser et de ressentir ce que nous lui proposons.
J’ai toujours été intrigué par la réponse naturelle des sujets aux techniques connues de suggestions hypnotiques. Hammond (1) nous en fournit un riche florilège. Si un sujet ne répond pas à la suggestion, on pourrait être tenté de le classer parmi les vingt pour cent avec qui l’hypnose ne fonctionne pas. Il y a sûrement des êtres plus ou moins opérationnels, plus ou moins dénués de représentation imaginative, mais cette explication ne m’a jamais satisfaite. Certes, il peut être plus facile ou plus difficile pour certaines personnes de se représenter ce qu’on tente de leur suggérer. Mais je me suis toujours posé la question à savoir comment atteindre leur imaginaire à eux.
Je pense à tous ces patients qui, dans ma pratique, représentent ce genre de défi et avec qui je tente une approche hypnotique. En explorant le phénomène, j’en suis venu à la conclusion que la clé réside dans l’imaginaire du clinicien. Mais ceci ne dit pas tout car il y a une deuxième clé : l’empathie. Il s’agit d’un exercice généralement difficile, qui ne réussit pas toujours, mais qui, à l’inverse, profite souvent au sujet de manière inattendue.
L’empathie est l’art de sentir. En ce qui concerne ma pratique de l’hypnose, ce ressentir l’autre est quelque chose de très profond, voire parfois épuisant à cause de la concentration intense et soutenue qu’il exige. Je me refuse toujours à entreprendre une suggestion hypnotique au début d’une consultation ou en début d’intervention. Je sais que des personnes aimeraient tant magiquement me voir faire disparaître leurs maux. Moi aussi, cela va de soi. Si les choses pouvaient être aussi simples... Mais, que ce soit en début d’intervention ou en début de séance, ce ressentir l’autre n’a pas commencé à opérer. Je ne connais pas la personne. Si je l’ai déjà rencontrée, même à de multiples reprises, je ne la connais pas au début de cette séance-là. Je ne sais pas ce qui l’habite, ce qui la tourmente, ce qui l’apaise à ce moment particulier. Je ne sais pas ce dont elle rêve, ce qu’elle craint, ce qu’elle espère. Pour y arriver, je dois ressentir. Je dois me glisser à l’intérieur d’elle. D’une certaine manière, me fondre en elle. Je dois faire appel à ma capacité à percevoir l’autre. Pour cela, il m’importe toujours de faire parler et longuement cette personne d’elle-même. Ainsi, petit à petit, j’absorbe quelque chose d’elle. J’introjecte un contenu inconscient qui va au delà du perceptible.
C’est à ce moment que la première clé entre en action. Une fois qu’il m’est permis de capter l’autre dans ce qu’il ressent inconsciemment, on pourrait dire dans sa substance même, l’imaginaire se met de la partie. Mon propre imaginaire. J’ai pourtant bien en tête la multitude des techniques disponibles de suggestion, mais plus souvent qu’autrement, elles ne font pas mouche avec la trame inconsciente du sujet. C’est ainsi mon imaginaire qui a la responsabilité de faire le pont entre moi et l’inconscient de cette personne. Alors je crée. Tout comme un artiste ou un musicien. J’improvise. Il y a une thématique, certes, mais, comme le musicien interprète l’œuvre écrite placée devant lui, il doit faire quelque chose de ce squelette. D’où l’expression, de l’œuvre qu’on interprète pour la première fois, qu’on la crée.
Ainsi dois-je créer cette personne avec qui je pratique l’hypnose. Les exemples sont nombreux, mais ils apparaîtront probablement très banals aux yeux du lecteur, la raison logique étant que ce dernier se situe hors-champ de cette accord entre l’imaginaire du praticien et l’inconscient du sujet. Je dirais que le fait de cultiver sans répit ma capacité imaginative m’aide certainement dans mon aptitude à faire voyager ce sujet. Comme s’il était dans un film. Et qu’il oubliait complètement qu’il était dans un film.
Quelques images dont il faut comprendre qu’elles étaient très signifiantes pour des sujet dans leur histoire de vie un moment précis de leur transe hypnotique : un enfant qui prend un immense plaisir à courir devant une locomotive en marche sans que celle-ci n’arrive à le rattraper – il se trouve dans un western et est invincible (problématique d’intimidation) ; un alpiniste qui est épris devant la beauté de la forêt qui s’étend en contrebas et qui veut gagner le sommet afin de porter son regard sur l’horizon plus vaste et le crépuscule aux couleurs chaudes (problématique de promotion dans un emploi parsemé d’embûches), un petit enfant épuisé qui se réfugie dans une tanière et réussit à s’endormir sous la protection bienveillante d’une meute de loups alors que se déchaînent dans le ciel des ouragans et des tornades (problématique de violence familiale) ; une jeune femme qui est amusée de se retrouver soudain devant une basse-cour agitée (problématique d’un témoignage en cour dans un procès aux conséquences incertaines).
Pour y arriver, j’insiste qu’il faut beaucoup de temps à préalablement communier avec l’autre. Il faut ensuite prendre tout le temps nécessaire pour aider le sujet à se transporter dans un ailleurs réparateur et bénéfique. Un endroit que son propre imaginaire sera en mesure d’élaborer et que lui, sujet, pourra savourer. Ce lieu, et la sensation qui en émane, seront propices à rassurer celui qui est inquiet et angoissé, à mobiliser celui qui est passif, à procurer une puissance à celui qui l’a perdue, à ralentir celui qui veut aller trop vite, à contenir celui qui est porté à exploser et ainsi de suite. Enfin, lorsque le sujet sort de transe, il faut encore prendre du temps pour l’aider à revenir dans le réel, à se réapproprier ce réel. Comme on peut s’y attendre, il arrive que des sujets auraient aimé passer le reste de leur vie dans cet ailleurs. Et comme chacun le sait, la magie de l’hypnose est qu’il est ensuite possible d’y retourner.
Un détail ici. Je n’enregistre pas les suggestions que les sujets pourraient réécouter par la suite. La raison est du même ordre que la construction de la transe elle-même. Grâce à la voix du clinicien, grâce à sa partition que crée le sujet dans le sens de l’interpréter, ce dernier fabrique sa propre œuvre qu’il lui est dès lors possible de rejouer à sa guise. Tout seul, sans support, avec ses propres variantes qui l’enrichissent.
Pour résumer les choses, selon les expériences que je tente, l’hypnose qui guérit ne saurait se passer de mon imaginaire qui sert à déclencher et mettre à profit l’imaginaire de la personne qui s’approprie, pendant la transe hypnotique, sa capacité imaginative afin de vivre une expérience réparatrice dans un espace, un lieu, avec une trame généralement cinétique et de vives impressions sensorielles qui demeureront pénétrantes. Les formulations suivantes pourraient traduire l’ensemble des réactions positives : J’ai vécu la même chose, mais autrement. C’était la même situation, mais quelque chose était changé. Je n’avais plus peur. Je n’étais plus effrayé. Je ne me suis même pas rendu compte de ce qui, avant, me paralysait tant. Ou encore : Je n’ai rien senti [de la souffrance habituelle].
Qu’il suffise d’ajouter, en point d’orgue, que l’imaginaire est un muscle qui se développe avec de l’entraînement. Il a besoin d’être nourri. Avec quoi ? La culture et les humanités au sens large. Et en particulier la littérature, les contes, la musique, dont l’opéra qui nous raconte des histoires universelles, la poésie, le cinéma, les fictions de toutes sortes, les beaux-arts, classiques et contemporains. Toutes ces formes d’expressions proviennent de l’imaginaire de créateurs et approvisionnent notre propre imaginaire. À notre tour, il nous importe d’alimenter celui des personnes qui bénéficient de notre pratique de l’hypnose clinique.
Et, oui, nous pouvons rêver de tout cela. À satiété.
(1) Hammond, D.C. (1990). Métaphores et suggestions hypnotiques. Bruxelles : SATAS, 2004.
Autres articles sur l’hypnose :
Ouimet, G.M. (2016). Une histoire de suggestion : le Paris-Dakar. Hypnose Québec, 13 (2), 5-6.
Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose Québec, 14 (1), 2-5.
Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.
Ouimet, G.M. (2020). L’hypnose, c’est avant tout la relation. Hypnose Québec, 17 (2), 2-5.
Ouimet, G.M. (2022). L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Hypnose Québec, 19 (1), 6-8.
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