ARTICLE
L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Gilles M. Ouimet. Article published in 2022 in the Hypnose Québec Bulletin of the Société québécoise d'hypnose, volume 19, number 1, pages 6-8.
Et la guerre éclata...
Dans sa lettre de réponse à Albert Einstein qui lui demandait pourquoi les hommes se font la guerre, Sigmund Freud formule une hypothèse : les instincts se ramènent à deux catégories. D’une part, une pulsion de vie veut conserver et unir. D’autre part, une pulsion de mort veut détruire et tuer. Afin de protéger l’être humain, cette pulsion de mort doit être dirigée vers l’extérieur, mais elle doit aussi être canalisée et liée à la pulsion de vie. Ainsi, les liens d’identification entre êtres humains, sur lesquels repose l’édification de la société, constituent un puissant antidote à la guerre (1). Cet article se situe en marge d’une expérience de formation continue avec des soignants ukrainiens aux prises avec une population entière psychotraumatisée. Il fallait soigner et vite. Il fallait trouver des moyens pour composer avec une détresse de grande envergure. J’ai proposé deux concepts sous-jacents aux interventions : l’attitude hypnotique et l’enveloppe ou coquille protectrice.
L’identification à l’autre est source de relation, de soin et de réparation. L’autre auquel on ne s’identifie pas devient désincarné ou, pire, l’ennemi à éliminer. Il faut aussi considérer que la guerre à l’extérieur de soi déclenche une autre guerre, celle à l’intérieur de soi. Elle ébranle et ravage notre cohésion interne. Il y a fracture et débordement, trop plein et chaos, l’essence du psychotrauma.
Il y a de petites guerres. Ce sont les épreuves, les conflits de la vie de tous les jours. Parfois ils s’imposent à tout le reste de la vie. Ils obscurcissent le bonheur, le bien-être. Ils mettent en péril des relations jusque-là nourrissantes. Parfois il y a des guerres fratricides à grande échelle. Parfois il y a aussi des génocides.
Dans tous ces cas, l’être humain ne peut rester impuissant. Il doit réagir, se défendre, s’adapter, comme on dit passer au travers. C’est dans cette perspective que devient essentielle la création d’une coquille protectrice à l’intérieur de laquelle il est possible de se réfugier, se soigner et se guérir. Pas individuellement, mais bien les uns les autres. Les uns avec les autres. Ici, l’hypnose n’est pas une technique. Elle est un état, une attitude, un processus collectif de guérison.
Dans le secours émotionnel, on ne peut pas être vraiment crédible si l’on ne touche pas, si l’on n’est pas touché, si l’on reste à distance et dissocié de l’autre – dissimulé derrière le silence ou l’écran (qui fait justement écran), sans palper la détresse et montrer visiblement qu’on la ressent. C’est cela qui guérit. C’est l’expérience d’être avec.
Où est l’hypnose dans cela ? Dans la coquille elle-même. C’est un état que l’on fabrique, qui se dessine et se construit. Chacun pose sa pierre, ou son bloc de glace si on se représente l’igloo. C’est sécurisant, un igloo. Il n’y a pas d’angles. Il n’y a que des rondeurs qui enveloppent et qui protègent.
La métamorphose liée à la guérison psychique porte en son centre ce que j’appellerais le cœur du réacteur. Pour guérir d’un manque, d’un trauma, d’une carence ou d’une blessure, il faut en parler, et arriver à en parler avec émotion, comme si la personne était soudainement replongée dans l’événement. Le fait de parler, d’exprimer, d’évacuer, de sortir de soi l’objet dévastateur est déjà une chose, mais cela ne suffit pas.
Il faut ensuite que ce soit communiqué à quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un est le soignant qui a le courage de s’emparer de cette matière et de la porter. On peut penser à des déchets toxiques dont quelqu’un veut se départir. Le soignant est cette personne qui va les prendre pour en délivrer le patient. Il faut donc que celui-ci confie quelque chose de lui-même et que le soignant le prenne à bras ouverts. Il y a ainsi transmission et délivrance. Le soignant doit disposer de sa propre méthode de compostage, sa fosse sceptique ou n’importe quel outil lui permettant de dissoudre cette matière dangereuse et toxique. Cela doit être presqu’un procédé breveté de dissolution. Il devient ainsi une sorte de broyeur. S’il est capable de faire cela, il peut avaler des tonnes de déchets sans problème. Le cœur du réacteur fonctionne alors à plein régime.
Ce n’est pas tout. Le soignant doit ensuite valider l’histoire du sujet. Il doit la rendre réelle, objective. Quand un patient se raconte, il dit souvent qu’il a l’impression d’inventer. Il dit qu’il n’est pas certain que les choses soient arrivées de cette manière. Il n’est pas sûr. Il doute de lui et de tout. Le soignant est celui dont le discernement permettra de distinguer ce qui apparaît véritable de ce qui est hypothétique ou fantasmé. Cette tâche lui met une grande responsabilité sur les épaules. Ce n’est que son expérience, sa propre analyse (son propre traitement psychique), son jugement clinique, avec quelques connaissances théoriques, qui lui permettront de différencier le probable de l’improbable.
Ce n’est pas encore tout. Lorsque la personne se raconte et revit l’expérience pénible, douloureuse, conflictuelle ou traumatique, lorsque le récit est clair et que l’émotion est présente comme dans une catharsis (expérience intensément revécue émotionnellement), le soignant doit être empathique, ce qui signifie souffrir avec. Il doit saisir cette souffrance à pleines mains et, en même temps, à ce moment précis, il doit être comme le bon parent avec l’enfant en détresse. Le bon parent absorbe la douleur et la détresse de l’enfant, mais sans jamais se laisser submerger. Le bon parent dédramatise, réconforte, soigne et aide l’enfant à faire avec (2). Un très bel exemple, mais idéalisé, se trouve dans le film La vita è bella de Benigni (3). C’est un exemple extrême, mais nombre de parents arrivent à rassurer leurs enfants face à des situations catastrophiques pendant même leur avènement.
Je me rappellerai toujours ce patient que je vois pour la première fois par une très chaude journée d’été. Je n’ai pas de climatiseur dans mon bureau. Il doit faire 38 ° dans la pièce. Je profite d’une accalmie des travaux de voirie au dehors dans la rue pour ouvrir ma fenêtre. Dix minutes après le début de la consultation, les travaux reprennent en faisant de la poussière et un tapage infernal. Je me lève pour aller fermer la fenêtre. Mon patient m’arrête aussitôt. Il me dit : Non, laissez ouvert, cela me rappelle mon enfance pendant la guerre à Beyrouth ! Il m’explique voir les bombardements, des gens étendus au sol, du sang, la chaleur, la poussière, les détonations, les bruits d’effondrement. Tout cela est devenu pour lui un souvenir agréable dont il ne veut pas se départir parce qu’il était bien protégé et qu’il se savait bien protégé. Il a fait l’expérience de la guerre civile dans une bulle de protection.
J’ai eu le privilège, il y a plusieurs années, de travailler avec des militaires libanais suite à un assassinat politique. J’ai lu beaucoup sur la guerre civile. J’ai pu rencontrer le journaliste Robert Fisk qui a écrit sur cette guerre et sur le Moyen-Orient (4, 5). J’en ai tellement discuté que c’est comme si je l’avais un peu personnellement vécue, cette guerre civile. Alors, quand mon patient me la décrit de l’intérieur, je sais exactement ce dont il parle. Et je comprends tout de suite quelle expérience de protection il a vécue.
Lorsque la personne soignée éprouve sa détresse ultime dans le souvenir relaté vocalement, et émotionnellement, le soignant agit comme le parent protecteur. Mais il doit faire plus encore. Il doit fournir les mots qui vont permettre à cette personne d’exprimer, de contenir et de faire avec. Faire avec est une expression et une expérience au cœur de la guérison. Elle est indissociable d’être avec et, comme le dit Marc Galy, d’être là pour l’autre (6). C’est ce travail que nous avons pu faire avec un couple de parents en détresse.
Nous, ce sont des étudiants et moi dans le cadre de cours de psychologie clinique qui se sont déroulés sur une période d’un an. Ces parents avaient perdu leur fils unique qui avait péri dans une noyade. Pendant cette année, nous les avons reçus semaine après semaine, écoutés, aidés à dire, exprimer, revivre, ressentir, crier la colère et l’injustice, vivre la lente tristesse qui désormais ne les quitterait plus. Les mots sont des outils qui permettent de contenir et de maîtriser la réponse à l’expérience traumatique. C’est la parole qui guérit (7).
Les mots sont essentiels, mais ils ne suffisent pas. Il faut l’enveloppe, l’igloo, la coquille protectrice. C’est ce que nous leur avons fourni, nous les soignants. Nous avons servi d’enveloppe et de coquille. Nous nous sommes émotionnellement connectés à eux. Je dirais même aussi spirituellement. Nous avons installé un champ hypnotique grâce à un ensemble de consignes suivies à la lettre par les participants. Par exemple, se préparer à la période de cours en silence à partir du moment où chacun petit à petit arrive et s’installe. Ensuite la disposition : le cercle mythique auquel chacun fait partie et non pas la position d’un intervenant face à un patient avec des observateurs cachés derrière un miroir unidirectionnel. Et puis le droit aux mots, aux silences, et aux émotions.
Dans cette ambiance flotte un rythme, une atmosphère, une présence rassurante en même temps qu’empathique et compatissante, mais sans tomber dans la formation réactionnelle (au sens psychanalytique du mécanisme de défense), et un accompagnement auquel chacun collabore, dans une cadence qui s’arrime parfaitement avec le discours de ces parents affligés. Chacun parle. Un à la fois, sans se précipiter, en prenant soin de s’assurer que ces parents sont prêts à recevoir leurs propos. La lenteur des échanges concourt à l’enveloppement, comme une mère tient contre elle son bébé. Ce bébé est en sécurité, il est protégé de tout. Cette mère l’ignore, mais elle installe une sphère hypnotique autour de son enfant.
Petit à petit, ces parents ont aménagé leur espace de guérison – au sens figuré, mais aussi au sens propre dans leur maison. Depuis, la plaie s’est refermée et la cicatrice s’amincit graduellement. À travers cette expérience hors de l’ordinaire, chacun des soignants s’est un peu guéri de certains de ses propres épreuves et traumas. Mais plus que tout, chacun reste profondément imprégné par la magie de ce climat hypnotique. J’en ai reparlé depuis à quelques reprises avec les participants et les parents. Désormais, chacun porte en lui cette expérience de guérison. Elle est devenue un lieu interne de protection qui agit comme un aimant, comme le cœur du réacteur, pour dissoudre les séquelles des nouvelles épreuves et tracas de la vie quotidienne, sinon un point de référence expérientiel et émotionnel pour se libérer des conséquences de petits ou grands psychotraumas qui sèment notre parcours de vie.
La population ukrainienne demeure, quant à elle, toute entière encore captive, à la merci de la déraison d’un ennemi. Dans nos consultations auprès des soignants, comme mentionné plus haut, nous avons favorisé l’application des états liés à l’attitude hypnotique et à la coquille protectrice auprès des familles et des militaires (8, 9, 10). La problématique que vivent ces derniers est le peu de formation reçue avant d’aller se battre au front. Tous les citoyens sont réquisitionnés, de toutes les strates : le boucher, le dentiste, la caissière, le comptable, le commis, etc. Ils demeurent en opération des semaines ou des mois avant de pouvoir bénéficier d’une permission de quelques jours. De retour dans leur famille, il leur est impossible de décrire les atrocités subies et infligées. Ce sont des psychotraumas au premier degré. En mettant le pied sur le champ de bataille, ces militaires sont déjà en voie d’être blessés psychologiquement. Les proches, qui les perçoivent comme des sauveurs et des héros, les glorifient. Mais eux sont comme des jouets cassés qui portent en eux des émotions violentes et confuses impossibles à mettre en mots.
Avec nos instructions, les soignants sur place se rendent disponibles pour créer avec eux un univers hypnotique de guérison, leur permettre de parler, de ventiler, d’être compris et apaisés. La restauration ne pourra cependant être complétée car ces militaires devront aussitôt remettre leur armure (au sens propre et figuré) et retourner à leurs fonctions de protection de la nation, tandis que les soignants eux-mêmes devront aussi être mis à contribution en tant que combattants pour sauver cette nation.
Les familles vivent leur douleur dans un état de terreur et d’impuissance. L’entraide, comme une fleur qui pousse à travers le macadam, survit au rythme des frappes aériennes. Ce sont des groupes de soutien pour des enfants orphelins, ou pour les familles dont le père est décédé au combat. À grande échelle, c’est l’essoufflement et l’épuisement pour tous. Avec la détresse et l’isolement qui en résulte. Une fois cette guerre finie, il faudra déployer beaucoup de chantiers de guérison dans des espaces psychologiquement sécurisés et protégés pour réparer ces multiples blessures collectives. Le titre de l’ouvrage de Fisk prend ici tout son sens et s’applique plus que jamais : Pity the nation (4).
(1) Pons, A.M. (2003). Pourquoi la guerre ? Réflexions d’Albert Einstein et de Sigmund Freud sur le sujet. Bulletin de la Société Psychanalytique de Montréal, 15 (2-3).
(2) Winnicott, D.W. (1996). La mère suffisamment bonne. Paris : Payot, 2006.
(3) Benigni, R. (1997). La vita e bella. Œuvre cinématographique. Production italienne.
(4) Fisk, R. (1990). Pity the Nation. New York : Nation Books.
(5) Fisk, R. (2005). The Great War for Civilisation. New York : Harper Collins.
(6) Galy, M. (2018). Être là. Paris : Flammarion.
(7) Marc, E. (2011). La parole qui guérit. Gestalt, 1 (39), 49-57.
(8) Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.
(9) Ouimet, G.M. (2022). Psychological Interventions for War Psychotraumatisms in Ukraine: Theory and Practice. Document inédit pour le réseau Healing Together, Kiev.
(10) Ouimet, G.M. (en préparation : 2023). Psychological Interventions for War Psychotraumatisms in Ukraine: Families Survival Kit. Document inédit pour le réseau Healing Together, Kiev.
Other articles on hypnosis
Ouimet, G.M. (2016). Une histoire de suggestion : le Paris-Dakar. Hypnose Québec, 13 (2), 5-6.
Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose Québec, 14 (1), 2-5.
Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.
Ouimet, G.M. (2020). L’hypnose, c’est avant tout la relation. Hypnose Québec, 17 (2), 2-5.
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