ARTICLE
L’hypnose, c’est avant tout la relation. Gilles M. Ouimet. Article publié en 2020 dans le bulletin Hypnose Québec de la Société québécoise d'hypnose, volume 17, numéro 2, pages 2-5.
À chaque soir, ou presque, car il y a parfois des exceptions, je téléphone à un homme âgé. Cet homme a vu, enfant, une armée ennemie envahir son village et tout ravager sur son passage. Il se rappelle distinctement marcher sur des routes défigurées parmi des civils expulsés de leurs territoires et pourchassés par des avions qui les prenaient pour cibles. Il lui fallait se réfugier sur le bas-côté, parfois dans des marais. Il se souvient se relever après ces raids meurtriers, mort de froid et de peur, et découvrir des corps agonisants ou déchiquetés dans des mares de sang. Il n’y avait pas de place pour l’empathie. Avec la faim et l’épuisement, il n’y avait plus d’énergie que pour soi. Et encore.
L’enfant est devenu un homme qui a réussi une brillante carrière. L’homme est devenu âgé et d’autres psychotraumas ont pris le relais. C’est pourquoi, à tous les soirs, ou presque, car il y a parfois des exceptions, je téléphone à cet homme âgé pour l’aider à faire avec. Je suis là, pour lui. Pour lui, je suis présent. Je ne fais rien d’autre durant cet appel. Je ne consulte pas ma messagerie, ni mon téléphone intelligent. Je ne regarde pas la télé, je ne me mets pas un plat au feu. Rien. Je ne fais rien d’autre que l’écouter. Et je réfléchis. Je réfléchis à toute cette vie que fut la sienne. Je réfléchis et j’éprouve. Tout en conservant la juste distance affective, je reçois ce qu’il me raconte. J’en mesure l’ampleur et les répercussions. Je me fonds en lui. Je deviens lui, l’espace de cet appel téléphonique, pour vivre les choses comme il les a vécues, comme il les vit. Lui.
Il s’agit ici d’une relation soutenue, entretenue. Et cet acte de relation, au centre de l’expérience humaine, nous concerne plus particulièrement, nous, soignants.
J’emprunte mon titre à la phrase de Patrick Coupechoux (2020) dans son article sur la folie et la déroute de la psychiatrie moderne : Le soin, c’est la relation et rien d’autre. La relation. Relier. Lier. Relier deux personnes entre elles. Se lier à l’autre. On dit se lier d’amitié. On dit aussi établir un lien avec l’autre. Comme l’explique Coupechoux, tout le soin passe par le lien. Je renchéris en disant qu’il n’y a pas de secours psychologique sans ce lien. On parle alors du lien d’influence qui répare et qui guérit.
La nature de ce lien m’apparaît plus importante que la technique de traitement elle-même. La technique sans ce lien n’est pas inutile en soi si l’on songe par exemple à des apprentissages ou des changements à apporter à des modes de pensée et de comportement. On peut aussi trouver de précieux conseils autour de soi ou des outils divers sur l’Internet. Mais la technique intégrée à un investissement personnel signifiant est comme la semence dispersée dans un terreau fertile.
Je me joins aux auteurs qui, sous la direction de Marc Galy (2019), ont admirablement élaboré leur pensée sur l’être là, pour proposer l’être avec. L’hypnose, telle que nous la pratiquons de diverses manières pour le bien d’autres êtres humains, est un élan d’être là pour une personne et d’être là avec elle. Être là pour l’autre et avec lui seul. Sans distraction aucune. Pour accéder à cet état, il faut être émotionnellement très proche de cet autre, vidé de soi en quelque sorte, dans cette présence bienveillante et intangible.
Une chiropraticienne m’avait dit un jour que, dans sa formation, elle devait apprendre, en glissant son doigt sur la page couverture d’un bottin téléphonique, à repérer l’endroit où on avait inséré un cheveu au milieu de l’annuaire. Le clinicien qui se consacre à la cure psychique doit être capable, lui, de repérer la larme demeurée intacte sous la couche de lave qui l’a ensevelie.
Il existe plusieurs façons de ne pas entrer en relation, de refuser cette relation. Parce qu’elle nous angoisse, et cela est compréhensible. Forcément, toute relation authentique est angoissante car elle nous engage envers l’autre. Elle met en scène l’intrication des besoins et des désirs, des craintes et des embarras, des projections et des attentes. On peut chercher inconsciemment à se soustraire de la relation en l’intellectualisant – la pensée devient alors desséchée, débranchée du réel et de l’émotionnel, et par conséquent stérile, ou en se précipitant aveuglément dans l’agir de l’intervention à tout prix, là où l’action irréfléchie prend le dessus sur la pensée critique et la réflexion nuancée.
J’avais été dérouté, mais aussi fasciné par deux situations insolites que j’appellerais de carence de relation, et même de désaveu. Dans ces deux cas, selon les apparences, il devait y avoir relation, mais en réalité elle ne se concrétisait pas. Elle faisait défaut. Dans la première situation, j’assistais à la présentation, dans un congrès scientifique, d’un atelier pendant lequel le formateur promenait son regard de l’écran, sur lequel était projeté ses diapositives, au sol, du sol à l’écran, sans jamais croiser celui des participants. Je me disais qu’il allait sûrement y avoir une jonction à un moment, qu’un contact allait inévitablement s’établir entre ces personnes qui se nourrissaient de son exposé et lui. Ce ne fut pas le cas. Jusqu’à la toute fin, il parla avec lui-même, le sol et l’écran.
Dans la deuxième situation, j’attendais, assis dans une grande salle, qu’on m’appelle pour un examen médical. Je lisais paisiblement. J’entendis soudain une voix prononcer mon nom de famille. Je levai la tête. Je n’étais pas certain d’avoir correctement saisi. Je vis une silhouette disparaître furtivement derrière le cadre d’une porte. Incertain, je me levai et je me dirigeai vers cette porte. J’entrai. Un technicien me dit sèchement déshabillez-vous. Je vérifiai qu’il n’y avait pas d’erreur d’identité ou de dossier. Il répéta mon nom de famille pendant qu’il s’affairait à ses instruments. Rien d’autre. Il procéda à son examen comme on ausculterait une tondeuse à gazon. Lorsqu’il eut terminé, il s’envola vers une autre pièce, sans mot dire. La conversation s’était résumée, de son côté, à quatre syllabes, deux fois mon nom de famille. Avec lui aussi il n’y avait pas eu de contact visuel.
Un moyen de mettre en place une non-relation d’assistance psychologique est de la judiciariser ou de la commercialiser à l’excès. On parle alors, au sens impersonnel du terme, de client, de mandat, de contrat, de produit, d’intérêt, de payeur ou d’approvisionnement. La transaction légale et commerciale prend le pas sur le relationnel. On met en place une bureaucratie de la relation qui lui retire son essence propre. On peut aussi réglementer la prestation de services de santé ou vouloir la soumettre à des impératifs administratifs ou économiques au point de dénaturer la communication et la relation entre le professionnel et son collaborateur, le patient. Ce sont là d’autres moyens d’éviter et de contourner cette angoisse féconde du rapprochement vers l’autre.
Je me rappellerai toujours cet épisode saugrenu lorsque j’offrais depuis plusieurs années du soutien psychologique aux étudiants d’un lycée. Peu après son arrivée, le nouveau proviseur m’enjoignit, par l’entremise d’une note anonyme et laconique, de déposer au bureau du directeur des finances une soumission – entendez au plus bas prix face aux compétiteurs au catalogue des achats de fournitures (sur le même pied que les travaux d’entretien du bâtiment), pour la poursuite de mes entrevues. Ce proviseur était actuaire. De son point de vue autoritaire issu d’un modèle économique néo-libéral dont il était fier, son collège n’était pas une clinique médicale, mais une entreprise. Tout était dit.
Ces lacunes de relation sont singulières, mais elles reflètent ce qu’on pourrait identifier comme le danger de la relation. Entrer en relation intime est un geste courageux, surtout pour le praticien qui, par son empathie – des racines grecques et latines se passionner pour et souffrir avec, ressent l’autre, quelque chose de l’autre. Et peut-être tout de l’autre, d’un coup, comme on se prend une décharge électrique qui nous traverse le corps. À travers ce courant, parfois redoutable, le clinicien, dans l’écoute assidue de son sujet, cherchera à explorer ce qui l’habite au plus profond de lui. Il sera à l’affût de la construction de l’alliance, de ce premier instant de la liaison qui se scelle. Cette substance de la relation, et sa fonction propre au soignant, communiquer pour remédier à un état de malaise, sont plus que jamais indispensables car nous vivons désormais paradoxalement dans une société de dématérialisation de la relation humaine qui est en partie le résultat de la révolution numérique.
Au cœur de la pandémie, comme un réflexe ultime de survie, deux cents enseignants de niveau collégial et universitaire au Québec unirent leurs voix pour réclamer que l’enseignement se déroule en personne (Pontbriand, 2020). Il n’y a donc pas que les soins de santé qui exigent la relation réelle. On pourrait aussi écrire : L’enseignement se transmet fondamentalement à travers une relation, que je qualifie de nutritive. De son côté, une cinéaste me confiait récemment que la technique de direction d’acteurs n’est profitable qu’à l’intérieur d’un lien solide et très personnalisé avec le comédien. Le lien, toujours ce lien, au centre de toute activité humaine.
Être là signifie être disponible à l’autre. Être avec conduit à appréhender ce qui se loge en lui : des affections, des revendications, des privations, des espoirs, des aspirations, des émotions variées, dont des frayeurs. Comme une mère porte son enfant et veille sur cet enfant une fois né. C’est dans cette perspective qu’il faut concevoir l’intervention psychologique, et l’hypnose en particulier, qui consiste à délivrer une personne du piège dans lequel elle se trouve en douleur. Parfois, cette personne est consciente du piège, mais elle ne parvient pas à s’en dégager. Parfois, elle subit le supplice insensé sans comprendre ce qui l’atteint ainsi et tant. Conséquemment, avant même toute démarche thérapeutique, l’être avec nécessite une vigilance absolue. C’est l’exigence de garder, de soutenir son attention seconde après seconde, d’être sensible à toutes ces manifestations qu’on enregistre mécaniquement ou qu’on observe consciemment chez l’autre et auxquelles il faudra réagir en temps et lieu.
Ainsi, dès le point de départ, un lien se noue et se tisse entre deux êtres humains. Il repose sur cette qualité de réceptivité dénuée de toute entrave. Dans l’analyse, cette propriété permet à l’analysant de se dire librement. Son discours oscille entre la raison et le sentiment, entre l’explication et la narration. Dans l’hypnose, il y a, comme je l’utilise, la voix qui épouse l’inconscient de l’autre, qui saisit quelque chose de sa matière, et qui la traduit en mots, en images et en inductions. L’incantation infléchit l’état émotionnel. La suggestion, elle, ressemble à la confection sur mesure, pour l’individu, d’un logiciel qui agira ensuite de manière autonome. Pour y aboutir, il faudra être là avec lui au plus fort de l’expression.
Deux exemples. Un homme d’affaire souffrant me dit vous savez, j’ai vu des médecins et des psy, ça n’a rien donné, les médicaments me font peu d’effet – je dors un peu plus, c’est tout, et je n’aime pas parler, ça ne me donne rien de parler. Dans mon désir de lui venir en aide, un affolement s’embrouille brusquement en moi : comment travailler avec cet homme si on ne dispose pas de la parole ? Comment le réconforter après ces vaines tentatives ? Cet homme est là. Il me regarde le regarder. Il ne dit mot. La situation est étrange. Je vois pourtant qu’il reste là. Il ne quitte pas la pièce. Il doit assurément percevoir mon impuissance. Mais il reste là. Et moi, j’essaie de sonder les dynamiques qui s’entrechoquent à l’intérieur de lui. De toutes mes forces, j’essaie de me connecter à lui, de négocier avec lui dans le silence.
J’éteins mes pensées et je me place en syntonie avec lui. Je ne me concentre que sur lui. Je suis tendu à l’extrême vers lui. Des questions idiotes affleurent à mon esprit. Je les remballe aussitôt. Puis je me hasarde. Je le mets en garde, peut-être davantage pour contrer ma culpabilité que pour lui proposer une solution bienfaisante : Malgré toute notre bonne volonté, il est possible qu’on n’y arrive pas, nous non plus, mais sachez une chose, nous allons essayer, vraiment. Il hoche la tête. Et spontanément, surgi de nulle part, il me parle du meurtre de son meilleur ami, là, tout juste devant lui, sur fond de guerre civile. Je me suis alors remémoré les propos de Christian Cheveau (2014) sur ces psychotraumas qui dorment en nous et qui parfois se réveillent tardivement, parfois jamais.
Comme l’événement est récent, je n’ai encore pu évaluer la réelle portée de l’hypnose destinée au traitement du psychotraumatisme. Quelques rencontres ont suivi avec le même inconfort. Pourtant, cet homme revient. Il parle toujours peu. J’ai fini par comprendre que c’est moi qui devais parler. Cet homme a besoin qu’on lui parle et qu’on prenne soin de lui en lui parlant. Donc je lui parle. Au détour d’un prétexte, je lui pose une question bête – je ne sais pas d’où elle me vient, mais je la pose quand même : Où souhaiteriez-vous être en ce moment ? Il répond sans hésiter. Il s’agit d’un endroit précis qu’il connaît depuis toujours. Sans tergiverser, je lui réponds je vous y amène. J’ajoute : Si vous voulez bien... Il me regarde, étonné, puis acquiesce, avec une physionomie qui pourrait signifier qu’ai-je à perdre ?
Dans la transe qui suit, je décris avec minutie ce lieu pour lui. Il s’y retrouve ainsi chez lui, avec des sensations précises, des sons, des textures, des odeurs, une quiétude, un confort et un bien-être (en contraste de ses réminiscences de guerre). Je suis là, dans cet ailleurs, avec lui, que j’escorte. Réussir cette évocation reposera sur un prodigieux échange dans l’être avec l’autre. Un sourire se dessina sur son visage au sortir de cet enchantement et je me souvins d’un dialogue du film Viva la vie de Claude Lelouch (1984) : Il faut diriger le rêve. Le rêve, c’est essentiel, c’est notre nourriture. [...] Il faut rêver sa vie et pas seulement la vivre. C’est un peu ce que cet accompagnement sous hypnose lui avait permis d’expérimenter.
D’autres sessions d’hypnose se sont succédées produisant un effet bénéfique qui persiste dans les journées qui suivent et permet à cet homme de tenir tête à des difficultés professionnelles de taille. Dans son cas, l’être avec, dans l’état hypnotique, contribue à composer mieux et plus sereinement avec les vicissitudes de la vie.
L’autre cas est celui de la préparation à un examen de passage. La demande était précise : tout faire pour réussir cet examen. La jeune femme était déterminée, mais anxieuse. Avec elle, l’être là avec m’a dirigé dans une toute autre direction : celle de l’entraînement d’un athlète en vue d’une épreuve sportive. Toutes les pratiques d’hypnose ont favorisé d’une façon ou l’autre l’attitude, la disposition, la détente, les activités préalables appropriées en vue de l’épreuve. Pour cette jeune femme, j’étais l’entraîneur facilitateur, supportant, encourageant, mais aussi exigeant. À côté de l’hypnose, tout était passé en revue : l’alimentation, le sommeil, les exercices, les périodes de repos, tous les aspects du régime de vie pour que l’athlète performe de son mieux lors de la compétition.
Quelques minutes après l’examen, je reçus un courriel – Je ne suis pas certaine de passer, auquel je répondis : Vous avez fait tout ce que vous pouviez, il faut maintenant tout simplement attendre le résultat. Je m’apprêtais à devoir fournir un immense soutien pour surmonter l’échec vécu magistralement. À l’entretien qui suivit, cette femme s’assoit et me regarde bien en face, le visage impénétrable. Je sens déjà la compassion s’ébrouer en moi. Il faudra que je l’épaule, et beaucoup. Ce ne fut pas nécessaire. Son expression se transforma rapidement en un sourire espiègle et j’entendis, d’une voix assurée : J’ai passé ! L’effet théâtral était réussi. Le rire commun qui suivit était celui d’un plaisir partagé et mérité.
Ces exemples, dans lesquels le lecteur qui consacre sa vie à prodiguer des soins de santé reconnaîtra aisément ses efforts quotidiens, mettent tout simplement en relief la qualité de la relation, l’ascendance de cette qualité sur les manœuvres thérapeutiques du soignant qui se veut guérisseur pour et avec la personne qui le consulte. Ainsi, le praticien ne doit pas tant se demander quoi et comment faire pour une personne souffrante qui sollicite de la soulager, mais d’abord ce qu’il éprouve dans cet être là avec elle, dans cette communion qui s’installe, dans ce lien qui prend naissance et qui deviendra un moteur porteur de guérison.
Cheveau, C. (2014). Guérir d’un traumatisme psychique par hypnose. Paris : Josette Lyon.
Coupechoux, P. (2020). Psychiatrie, le temps des camisoles – quand le soin cède la place à la gestion de population. Le Monde diplomatique, 792, p. 20. Édition de mars.
Galy, M. (2019). Être là. Paris : Flammarion/Versilio.
Lelouch, C. (1984). Viva la vie. France : Les Films 13.
Pontbriand, I. (2020). Bas les masques ! Le Devoir, CXI (94), p. A6. Édition du 29 avril.
Autres articles sur l’hypnose :
Ouimet, G.M. (2016). Une histoire de suggestion : le Paris-Dakar. Hypnose Québec, 13 (2), 5-6.
Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose Québec, 14 (1), 2-5.
Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.
Ouimet, G.M. (2022). L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Hypnose Québec, 19 (1), 6-8.
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