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Une histoire de suggestion : Le Paris-Dakar. Gilles M. Ouimet. Article publié en 2016 dans le bulletin Hypnose Québec de la Société québécoise d’hypnose, volume 13, numéro 2, pages 5-6.

 

 

Une patiente, dans la trentaine, entre dans le bureau les yeux déjà remplis d’eau. Contrairement à son habitude, elle ne me sourit pas et peine même à croiser mon regard. Une fois assise, elle arrache de leur boîte des mouchoirs de papier pour éponger en silence ses yeux. Cette attitude contraste considérablement avec l’anxiété habituelle qu’elle dissimule derrière des rires nerveux.

 

Elle dit : Je ne sais pas par où commencer. J’attends un peu avant de rompre le flot d’émotions qui l’envahit. Je ne sais trop ce dont il s’agit. À voir les gestes brusques déployés autour des mouchoirs de papier, je présume qu’il y a de la frustration, peut-être une émotion plus forte encore. De la rage ? Je n’en suis pas certain. Pour l’aider, je dis : Vous êtes en souffrance. J’ajoute : Vous pouvez essayer d’en parler. Elle répond par un geste d’exaspération. Il y a donc bien de la colère et elle semble enchevêtrée avec un sentiment d’impuissance. Comme des lianes toutes entremêlées.

 

Elle finit par lancer : Je ne sais même pas qui je suis ! À commencer par mon nom. Je n’ai pas vraiment connu mon père. Je ne fais pas partie d’une famille. Elle se place en juxtaposition à la famille de son conjoint, une famille qu’elle décrit unie et dont les membres entretiennent les uns avec les autres des liens qui apparaissent à ses yeux riches et affectueux. En comparaison, elle se dit pauvre. Elle dit en quelque sorte qu’elle est le fruit d’une absence.

 

Elle enchaîne sur ses études et ses activités professionnelles. Étudiante, elle désirait ardemment faire des stages dans une entreprise très convoitée, exploit qu’elle réussit. Par la suite, elle entra au service d’une autre entreprise, mais, depuis, deux problèmes se posent. D’une part, ses activités ne correspondent ni au titre de son poste ni aux fonctions qu’elle désirait occuper. D’autre part, quoique appréciée de ses supérieurs, ces derniers ont toujours préféré donner des promotions à des collègues, dont un employé devenu depuis son conjoint, celui-ci allant même jusqu’à refuser de poser sa candidature à des postes afin de favoriser sa candidature à elle. Elle en ressent un sentiment d’incompétence. Elle dit qu’elle se sent fausse.

 

Considérant son discours verbal et non verbal, je propose la formulation suivante : Au risque d’être trop cru, je vais dire les choses comme je crois que vous les sentez, je dis bien comme vous, vous les expérimentez, si vous me le permettez. Elle ne réagit pas. Je demande : Vous permettez ? Un léger mouvement de tête semble m’accorder le droit de dire. Alors je dis : Vous vous sentez comme une coquille vide et, de surcroît, inutile. D’abord, il n’y a aucune réaction. Puis, avec un fort mouvement d’exaspération, de colère et de désespoir, elle répond : C’est en plein ça !

 

Je marque un temps. La boîte de mouchoirs de papier se vide petit à petit. Ils sont arrachés à petits coups secs. Comme la boîte est située sous l’abat-jour d’une lampe, à chaque fois, elle en accroche le rebord. La lampe vacille. Je me dis qu’à ce rythme, elle va finir par aller se fracasser au sol, ce que cherche probablement la patiente dans une tout aussi probable tentative d’illustration de sa flagrante inadéquacité. Un observateur avisé remarquerait probablement un léger mouvement de mes yeux vers cette lampe et vers l’endroit où vraisemblablement elle risque d’atterrir.

 

Pendant que des choses comme celles-ci se déroulent, on est toujours assez bête. Je parle du psy. On voit, on perçoit, mais on ne pige encore rien. C’est seulement maintenant, quand j’écris ces lignes, que je puis véritablement analyser cette mise en scène. Enfin, j’essaie d’y trouver du sens. Il est possible que je me trompe. Il est toujours possible qu’on se trompe. Mais, dans l’entretemps, je me risque à déceler la scène psychique qui se cache derrière celle qui apparaît sous mes yeux. Cette lampe tient debout. Pas la patiente. Pas au sens figuré. Elle teste la solidité de cette lampe et sa capacité à rester debout. Après coup, cela peut faire du sens de dire les choses ainsi. Pendant cette représentation théâtrale, je ne dis pourtant rien parce que je ne pige pas encore. Je ne parlerai pas de la lampe. Ni pendant la séance ni par la suite. Dans un geste de réparation de son hostilité, la patiente la replace pourtant à temps, évitant de peu la catastrophe. Elle le fait d’ailleurs avec une grande délicatesse.

 

Comme nous avions auparavant longuement discuté des traumatismes subis dans l’enfance, je dis, à brûle-pourpoint : Vous connaissez le rallye Paris-Dakar ? Elle fait une moue. Je présume qu’elle connaît. Je dis : Vous savez, les pilotes se conditionnent longtemps en avance pour cette épreuve. Ils s’entraînent, ils préparent les voitures, ils les testent et ainsi de suite. Avec l’enfance que vous avez vécue, c’est comme si vous vous étiez lancée dans une telle course sans préparation. Pire, vous participez à ce rallye alors que votre voiture n’est pas en condition. Et, malgré tout, vous arrivez à suivre vos concurrents. Vous ne les devancez pas. Mais vous assurez tout de même, ce qui est déjà un exploit en soi. Une posture différente apparaît chez la patiente. Elle semble soudainement moins submergée. Pourtant, rien dans mon attitude ne démontre de l’empathie ou de la compassion qui amènerait normalement une personne à se sentir comprise, reçue et soutenue. Je ne fais que proposer cette image, avec clarté et détermination.

 

La fin de la séance approche. Malgré son air de dépit et ses yeux toujours rouges et humides, je sens la patiente moins en proie au désespoir. Je dis : Quand nous avons débuté la séance, vous étiez en souffrance. Maintenant, vous paraissez l’être moins. Est-ce que je me trompe ? Elle confirme que je ne trompe pas. Je demande alors : Entre le début et la fin, qu’est-ce qui a contribué à ce changement ? Elle lance avec dépit : J’ai une voiture de course en mille miettes ! Ce à quoi je réponds : En quelque sorte.

 

La fin de la séance arrive pile à ce moment. Nous devons interrompre. Je m’en excuse, comme souvent je le fais quand on aurait encore besoin d’un peu de temps pour boucler la boucle parce qu’une séance, c’est souvent comme un volcan qui se prépare à rugir et qui commence à le faire seulement vers la fin et moi, toute cette lave, comment puis-je lui dire : Vous ne pourriez pas attendre à la semaine prochaine pour continuer à dévaler des pentes abruptes ?

 

Nous nous levons et, au moment où la patiente franchit la porte, je lui dis (presque hors cadre) : Et vous savez ce que je fais avec cette voiture de course ? Elle me regarde furtivement, les yeux toujours remplis d’eau. Je dis : Je la répare. Tout de suite après la séance, je me dis que je n’ai pas été génial. Cette dernière intervention était inexacte et je m’en veux un peu. Aussi, à la séance suivante, je rectifie : En réalité, je ne fais pas toutes les réparations ; j’en fais une partie et je vous aide à être capable, par vous-même, de vous occuper des autres.

 

Qu’est-ce qui s’est passé après ? Je ne suis jamais revenu sur cette image. Comme sur des dizaines d’autres proposées, à elle comme à d’autres. Mais quand j’y repense, j’ai l’impression qu’en la suggérant, elle a permis de changer le cours des choses comme on change le lit d’une rivière. J’ai suggéré une idée, une image qui a fait sens pour la patiente et qui lui permet peut-être de prendre un peu de recul par rapport à sa situation, d’ajuster ses perceptions face à son état et de réagir autrement sinon de se mettre à agir d’une manière qui lui permette d’être plus heureuse. Sans changer de voiture.

 

De quoi avons-nous parlé dans les séances suivantes ? Entre autres d’elle-même qui dit souffrir d’inattention, problème pour lequel elle prend des médicaments qu’elle oublie de prendre. Elle dit pourtant voir la différence entre son état naturel et son état modifié. Elle fonctionne merveilleusement bien, dit-elle, sous pression. Elle a besoin d’être stimulée pour bien fonctionner. Plus elle l’est, plus sa performance s’accroît. La voiture de course est-elle si en miettes qu’elle le prétend ?

 

Il y aura certainement autre chose à dire dans les futures séances, quelques interprétations à proposer (au sens psychanalytique) sur le vide qui l’habite. Parmi celles-ci, je dirai sûrement qu’elle déteste être sous-stimulée. J’ajouterai probablement qu’elle est beaucoup plus engagée dans le Paris-Dakar qu’elle ne le croit et même qu’elle aime ça à fond de train. À ce degré-là d’intensité, elle a l’impression de vivre. Vraiment vivre.

 

On peut vivre intensément pour chasser un vide. On peut aussi le faire par plaisir, parce qu’on en a les capacités. Il faudra que je dise à cette patiente qu’il suffit de quelques réparations pour qu’elle puisse faire tourner ce moteur à fond. Et s’en délecter.

 

De la suggestion à l’interprétation, de l’interprétation à la suggestion, la nuance est parfois si fine et il y a des situations cliniques, comme celle-ci, où elles peuvent se permettre de participer à une danse qui se chorégraphie au fur et à mesure qu’elle évolue.

 

Pour le plus grand bien du patient.

 

 

Autres articles sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose Québec, 14 (1), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2017). L’imaginaire du clinicien et sa capacité hypnotique. Hypnose Québec, 14 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2018). Écritures et réécritures de soi : de l’état modifié de conscience au réaménagement de l’inconscient. Transes, 1 (3), 100-107.

 

Ouimet, G.M. (2019). L’utilisation de l’hypnose dans un cas de douleur chronique. Hypnose Québec, 16 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’hypnose, c’est avant tout la relation. Hypnose Québec, 17 (2), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2022). L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Hypnose Québec, 19 (1), 6-8.

 

Ouimet, G.M. (en préparation : 2023). L’hypnose ou l’expérience de la beauté. Hypnose Québec, 20 (1).

 

 

Atelier sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M., Douesnard, A. (2018). L’induction au service de la réparation et de la reconstruction psychique : convergences entre psychanalyse et hypnose. Atelier présenté au XXIe Congrès mondial d’hypnose médicale et clinique, Montréal.

 

 

 

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