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L’attitude hypnotique. Gilles M. Ouimet. Article publié en 2020 dans le bulletin Hypnose Québec de la Société québécoise d'hypnose, volume 17, numéro 1, pages 3-5.

 

 

Raphaël Merlin, violoncelliste du quatuor Ebène, invité de Musique matin au micro de Gabrielle Oliveira Guyon sur France Musique le 1er janvier 2017, s’exprimait ainsi : On se rend compte, [...] surtout à notre époque où il y a du bruit partout, tout le temps, que les salles de concert ou les salles de théâtre sont devenues des sanctuaires du silence [...] où [...] l’action d’écouter, qui est cruciale pour l’existence, [...] est entretenue [et] valorisée.

 

Cette expérience d’écoute, dont parle Raphaël Merlin, en est une au centre de l’activité humaine. Elle est le fondement de l’expression artistique, tant du point de vue de celui qui produit l’objet d’art que de celui qui reçoit cet objet. Elle fait appel à plusieurs de nos sens.

 

Comme le documentaire Cathedrals of Culture (1) conjointement réalisé par six cinéastes, dont Wim Wenders et Robert Redford, et qui nous promène dans des lieux mythiques de la vie humaine. Parmi d’autres, on y parcourt les couloirs étroits de la Bibliothèque nationale de Russie bondée de livres et de manuscrits. On explore l’espace des salles majestueuses de la Philarmonique de Berlin. Partout, la caméra se déplace lentement en silence. Les édifices visités sont des monuments de culture et du patrimoine mondial de la beauté. Lorsqu’on visionne cette œuvre, on ne bouge plus. Dès les premiers plans, une apesanteur s’empare de nous. À mesure que défilent les images, lentement, comme si le cameraman marchait d’un pas lent et feutré, mais assuré, nous sommes imprégnés de splendeur. Scène après scène nous sommes émerveillés.

 

Terrence Malick cultive la même lenteur dans The Thin Red Line et The Tree of Life. Les Glassworks de Philip Glass nous bercent tout aussi lentement que certaines des Études de György Ligeti pour le piano tandis que L’Ave Maria de Caccini de Vladimir Vavilov et l’Adagio pour cordes de Samuel Barber ont en commun de nous entraîner dans une lente progression vers une intensité des plus prenantes.

 

Comme bien d’autres, ces œuvres ont une chose en commun : elles nous transportent. Elles nous élèvent. Elles nous placent en communion avec l’autre, avec l’expérience de l’autre. Elles nous mettent en contact avec nous-même. Elles nous unifient. Elles nous font vibrer.

 

Cette expérience d’écoute est aussi et surtout au cœur de la pratique des soignants, tous horizons confondus. Écouter et être présent à l’autre. C’est là où la communication véritable avec l’autre s’impose à la technique.

 

Récemment, je participais à une rencontre dans laquelle une jeune femme exprimait sa profonde détresse suite à la perte tragique de trois personnes proches. Une dizaine de personnes étaient réunies autour d’elle. Au sens propre : cette jeune femme était placée au centre d’un cercle rapproché. Elle racontait son histoire comme peuvent se décrire les tragédies. Elle relatait. L’événement. Le point de bascule. Elle criait son agonie, sa tristesse et sa colère. Elle évoquait les souvenirs. Autour d’elle personne ne remuait. Elle faisait l’objet d’une attention absolue. Un cliché de la scène n’eut révélé aucun mouvement. Pourtant, chaque participant était sujet à une charge énergétique et émotionnelle sans commune mesure. Ce contraste me frappait. L’intensité dans l’immobilité. Cette expérience d’écoute et de présence faisait, à tous, vivre et revivre les moments intenses de leur propre vie. Tous étaient unis dans cette émotion de présence sans pour autant, autre contraste, que chacun ne connaisse le vécu de l’autre, hormis celui de la jeune femme pour qui la rencontre se déroulait.

 

Écoute. Présence à soi et présence à l’autre. La présence qui apaise. Qui guérit. À un certain degré, l’expérience de partage du vécu de cette jeune femme pourrait paraître similaire, dans le registre des sens, à celle éprouvée devant les œuvres d’art comme celles auxquelles je faisais référence. Dans ces moments particuliers et extraordinaires, une sensation singulière est ressentie. C’est celle de notre existence. De la prodigieuse sensation d’être en vie.

 

Cette qualité de ressenti est-elle réservée à des moments isolés ? Dans le tumulte et les routines de la vie quotidienne, pourquoi nous, praticiens en santé, n’éprouverions cette intensité que lors de certains soins et pas d’autres ? Cela pourrait paraître d’autant plus étrange que notre vocation est celle de porter secours et assistance. Qu’il s’agisse du médecin, du dentiste ou du thérapeute au sens large, nous devenons des assistants mis à la disposition de personnes qui comptent sur nous pour développer leur qualité d’existence. En toute logique, il nous serait impossible d’apporter notre contribution si nous ne cultivions pas nous-même cette qualité d’existence.

 

Il y a certes plusieurs façons d’y parvenir. La méditation en est une, comme la pratique de l’autohypnose. Une autre est ce que j’appellerais l’attitude hypnotique. Il s’agit d’un état mental et physique qui est le naturel prolongement de l’état méditatif ou de la transe hypnotique, à la différence de ceux-ci qu’il se veut permanent. C’est un état d’apaisement et en même temps la conscience de cet état d’apaisement. C’est une conscience de soi globale et de la qualité des émotions ressenties. Partant d’un niveau optimal de bien-être, c’est un exercice continu, en état de veille, consistant à conserver ou revenir à ce niveau souhaité de bien-être.

 

C’est une pratique qui permet de prendre conscience du stress et de l’anxiété. D’être lucide quant aux émotions positives comme négatives qui nous habitent. C’est une véritable praxis qui consiste à ciseler ce merveilleux outil qu’est la maîtrise de soi. On ne peut pas changer les événements que nous traversons, ou si peu. Parfois il nous est possible d’infléchir le cours du temps, de parer à des incidents, de s’y préparer, de les éviter. Parfois, ils s’emparent de nous comme une lame de fond sans que nous puissions y remédier. Parfois ils nous paralysent, parfois ils nous rendent impuissants. Mais pas tout le temps. Il peut être possible de se prémunir contre les déferlantes. Dans tout les cas, l’attitude hypnotique peut s’avérer le meilleur instrument de traversée de la vie avec ses remous, ses joies et ses douleurs, sa monotonie et ses euphories.

 

Par exemple. Je roule, au volant de ma voiture. Je roule lentement. Comme si je traversais les allées d’un musée à ciel ouvert. Je ne me soucie pas de la circulation. Je ne traîne pas, mais je ne m’exaspère pas si elle est bloquée par des travaux ou un accident. Cela me permet d’être à l’écoute. De moi, de mon vécu, des histoires de vie auxquelles je participe comme soignant, de mes proches, de certaines musiques dont je me rappelle, de certaines images qui m’ont saisies. Je porte un casque virtuel d’émerveillement. La contemplation et l’émerveillement seraient la définition la plus proche de l’état propre à l’attitude hypnotique.

 

Autre exemple. Je revois un patient que j’ai reçu mille fois déjà et je le rencontre comme si c’était la première fois. Je l’écoute comme si je ne le connaissais pas. Je le découvre comme si je ne savais encore rien de lui. Je suis tout à lui, absorbé par son récit, sa demande et son malaise ou sa souffrance. Je suis en communion, porté par ma présence à l’autre. Je suis dans un état hypnotique de synergie avec lui.

 

Et voilà aussi, qui peut paraître banal. Je marche dehors et c’est comme la première fois que je contemple la lune qui se lève, les nuages qui la fuient et le soleil qui se couche en même temps. Je suis assis sur un banc dans un parc et je fais un avec les arbres qui le meublent. Ces arbres ont traversé des intempéries. Ils y ont laissé des branches. Ils ont gardé des cicatrices. Comme les êtres humains. Pourtant, la vie les poussent inexorablement vers le ciel. Chez les humains, c’est l’équivalent du dépassement de soi.

 

Dans cette attitude hypnotique, dans cet état d’être à soi et d’ouverture au réel, je ne fais qu’une seule chose à la fois et je m’efforce de la faire bien. Le multitâche n’existe pas. Il n’y a qu’un seul focus à la fois. Tout comme il serait dérisoire d’écouter à la fois de la musique pop, du jazz, la télé tout en lisant un roman d’espionnage et en préparant en même temps un examen de mathématiques sans oublier d’épier les réseaux sociaux. Ceci n’est pas impossible, mais on ne goûte pas. Pour goûter et savourer, il faut s’arrêter, déployer sa sensibilité et ressentir. Il me semble aussi que c’est la meilleure manière d’apprendre.

 

Lorsque j’étais au collège, j’avais pris des cours de lecture rapide. Cela m’est toujours utile pour me documenter dans mon travail, pour traverser en diagonale des sommes d’informations avant de trouver et, ensuite, plus lentement, apprendre et digérer. À l’époque, lors de ces cours, on mettant de l’avant le bienfait de tout lire rapidement. Il m’était ainsi devenu possible de lire un roman de plusieurs centaines de pages en un laps de temps phénoménal. Des tests, validés scientifiquement, permettaient de vérifier que j’avais bien retenu l’ensemble de l’information. Mais je ne goûtais plus rien. Je dévorais boulimiquement avec un seul acharnement, celui de battre un record de vitesse. Je me trouvais alors aux antipodes de l’attitude hypnotique.

 

Récemment, des diffuseurs ont rendu possible de visionner des films et des téléséries en accéléré. Comme la lecture rapide, c’est le visionnement empressé. On peut ainsi voir un film en quelques minutes, une télésérie en quelques heures. Ou moins. Il s’agit là de l’enivrement de la vitesse et du mouvement. Qui conduit au déracinement et au vide. Et aux défaillances attentionnelles. Je ne dis pas qu’il faille se mouvoir à la vitesse de l’escargot. Mais je dis que la qualité de vie réside dans une attention pleine qui happe et se concentre sur un stimulus à la fois. Tous les artisans savent cela. Le luthier, le forgeron, le potier. Les artistes aussi. Durant leur leur création, ils se donnent entièrement à elle. Ils sont immergés en elle. C’est seulement ainsi qu’ils peuvent produire de la beauté. Ils marient rêve, contemplation et émerveillement pour générer de l’esthétique. Ils sont à la fois dans un état méditatif de repli sur soi et hypnotique d’ouverture à leur imaginaire.

 

Ce qu’il y a d’heureux avec l’attitude hypnotique, c’est qu’elle peut nous porter pendant toute la durée de notre état d’éveil. Pour se servir d’une métaphore, ce serait comme si nous étions sous l’eau. Il y a des tempêtes au dehors. Nous n’en ressentons que les faibles remous. Nous sommes pourtant conscients, éveillés, mais ces perturbations ne nous atteignent que de loin. Tout comme dans la transe hypnotique les bruits environnants ne sont plus perçus. Le temps est déformé. Nous sommes dans une réalité virtuelle.

 

Dans l’attitude hypnotique, il est possible de conjuguer réel et virtuel. Le virtuel est dans notre esprit, dans le traitement de l’information, dans l’ouverture à l’intériorité. Le réel est là, au dehors de soi. Il frappe à la porte. Nous sommes libre de l’entrouvrir à notre guise.

 

Maintenant, la présence à l’autre comme corollaire à l’attitude hypnotique. Lorsque je travaillais en milieu hospitalier, j’entendais souvent les praticiens parler des patients comme des malades. On disait le malade ceci ou le malade cela. Cette personne qui souffrait était réduite à cette désignation qui servait aussi à la mettre à distance. Il m’arrive aujourd’hui d’entendre des cliniciens parler de leur client comme d’un TPL. Trois petites lettres pour décrire l’âme de cet individu. Tout comme parler d’un malade en termes d’un poumon ou d’un rein. L’être n’existe plus. Il est réduit à un organe ou un diagnostic. Cette déshumanisation, par la mise à distance dans le refus de l’autre, rend probablement le travail clinique plus facile. Mais probablement aussi plus déprimant. Aller au devant de la découverte de l’autre, du désir de le connaître, de le comprendre, c’est lui être présent, à la bonne distance émotionnelle certes, sans être envahi par lui, sans non plus le soumettre à soi, mais tout en étant mutuellement enrichis dans cette communion. C’est, en référence à cet admirable ouvrage sous la direction de Marc Galy (2), être là avec lui.

 

L’attitude hypnotique, c’est d’être là avec quelqu’un, proche émotionnellement de lui, engagé dans une présence guérissante avec lui, dans une influence qui répare. L’attitude hypnotique, c’est aussi par ailleurs lire lentement Marguerite Duras, comme n’importe quel texte sacré. Une lecture simple, méthodique et mélodieuse. On peut situer ces deux activités, à la surface dissemblables, sur un même continuum de présence et de disponibilité.

 

Récemment, j’ai eu le privilège de visionner, au Musée d’art contemporain de Montréal, un vidéogramme intitulé The Column, d’Adrian Paci (3). Il n’y a pas de musique. Seulement le son des moteurs d’un navire-usine à bord duquel a été transporté un énorme bloc rectangulaire de marbre. Pendant son trajet de la Chine vers l’Europe, on assiste, ébloui, à la sculpture d’une imposante colonne romaine classique. Un travail de maître fait dans le silence. Il n’y a aucune distraction, seulement ce bateau qui traverse les océans, le bruit des moteurs et cette forme qui se découvre comme une fleur qui s’ouvre.

 

J’ai depuis visionné plusieurs fois ce chef-d’œuvre intemporel et j’y ai trouvé une analogie au travail psychanalytique. Il y a une traversée, celle des entretiens, et une personne qui se dessine et se métamorphose graduellement. Dans ce travail à deux, il y a au centre l’attitude hypnotique de disponibilité à l’autre. Grâce à elle, l’analysant comme l’analyste se transforment au fil de leurs interactions et continuent de se développer et de se dépasser. Comme les arbres.

 

Ainsi la vie se poursuit-elle dans des échanges et des transmissions qui prennent place au sein de cet état d’attitude hypnotique immatérielle et continue.

 

(1) Wenders, W., Redford, R., Glawogger, M., Aïnouz, K., Olin, M., Madsen, M. (2014). Cathedrals of Culture. Documentaire cinématographique. 2 heures 45 minutes. phi-centre.com/evenement/cathedrals-fr.

 

(2) Galy, M. (2018). Être là. Paris : Flammarion.

 

(3) Paci, A. (2013). The Column. Vidéogramme. 25 minutes 40 secondes. macm.org/collections/oeuvre/the-column.

 

 

Autres articles sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M. (2016). Une histoire de suggestion : le Paris-Dakar. Hypnose Québec, 13 (2), 5-6.

 

Ouimet, G.M. (2017). La fonction du groupe dans la transe hypnotique. Hypnose Québec, 14 (1), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2017). L’imaginaire du clinicien et sa capacité hypnotique. Hypnose Québec, 14 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2018). Écritures et réécritures de soi : de l’état modifié de conscience au réaménagement de l’inconscient. Transes, 1 (3), 100-107.

 

Ouimet, G.M. (2019). L’utilisation de l’hypnose dans un cas de douleur chronique. Hypnose Québec, 16 (2), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’attitude hypnotique. Hypnose Québec, 17 (1), 3-5.

 

Ouimet, G.M. (2020). L’hypnose, c’est avant tout la relation. Hypnose Québec, 17 (2), 2-5.

 

Ouimet, G.M. (2022). L’hypnose ou l’expérience de la guérison. Hypnose Québec, 19 (1), 6-8.

 

Ouimet, G.M. (en préparation : 2023). L’hypnose ou l’expérience de la beauté. Hypnose Québec, 20 (1).

 

 

Atelier sur l’hypnose :

 

Ouimet, G.M., Douesnard, A. (2018). L’induction au service de la réparation et de la reconstruction psychique : convergences entre psychanalyse et hypnose. Atelier présenté au XXIe Congrès mondial d’hypnose médicale et clinique, Montréal.

 

 

 

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